Pour cette 14e comtoiserie, passons le péage de Fontaine-Larivière sur l’A36 pour nous retrouver en Alsace où, dans douze de ses communes, la langue régionale historique n’est pas l’alsacien mais le franc-comtois, que la population a longtemps appelé « roman » ou « welche » (cette dernière appellation désigne aussi le lorrain parlé à l’ouest de l’Alsace).
Oui, vous avez bien lu, la langue franc-comtoise est bien parlée dans ce territoire germanique qu’est l’Alsace ! Dix communes de l’ancien canton de Dannemarie (Bellemagny, Bretten, Chavannes-sur-l’Étang, Eteimbes, Magny, Montreux-Jeune, Montreux-Vieux, Romagny, Saint-Cosme et Valdieu-Lutran) et deux communes de l’ancien canton de Ferrette (Courtavon et Levoncourt) composent l’Alsace comtophone.
La frontière entre les parlers germaniques (allemand et alsacien) et gallo-romans (français et franc-comtois) est parfaitement connue, et elle est naturelle : c’est la ligne de partage des eaux du Rhône et du Rhin ! Cette zone linguistique a surtout été étudiée après le détachement de Belfort de l’Alsace en 1871, laissant le long de la nouvelle frontière franco-allemande douze communes romanes côté impérial. Auguste Vautherin, dans son Glossaire du patois de Châtenois, fait référence à cette situation en 1899 : « jusqu’à la frontière linguistique de la Haute-Alsace, comprenant les villages francophones annexés, à cheval sur les dos-d’âne séparant les bassins du Rhône et du Rhin. » Cette frontière linguistique est de nouveau présentée dans l’Encyclopédie de l’Alsace – Volume 4 en 1983 : « Cette limite passant entre Valdieu et Elbach, Romagny et Altenach, puis entre Courtavon et Liebsdorf, Levoncourt et Oberlarg. Cette limite a légèrement varié après la guerre de Trente Ans et même encore au XVIIIe siècle. »
Auguste Vautherin, encore lui, défend d’ailleurs l’idée que le franc-comtois était parlé dans davantage de villages alsaciens par le passé, dont Oberlarg (Largue-le-Haut en français, Lairdge en franc-comtois), Bréchaumont et Saint-Ulrich ; et note une grande influence romane dans la toponymie des villages de la vallée de la Largue jusqu’à Dannemarie et Gommersdorf. Il cite ainsi : « tous noms de villages à facture ancienne paraissent avoir été occupés par notre vieille langue rustique romane primitive à une époque reculée si l’on considère les noms de lieux qu’on y rencontre tels que Essert, Essart = Schartz, ou Combe = Gumme, Cumben, Cumpen, Tchesal ou Chésal, etc., qui ont survécu au naufrage du parler de leurs anciens habitants. » Quelques lignes plus loin, il ajoute : « On remarque dans toute la Haute-Alsace germanophone des noms de lieux appartenant à notre Territoire. Sans parler des 80 noms de villes ou villages existants ou détruits, ou noms de lieux (en Haute-Alsace) en Wihr ou Willer qui représente notre mot Villars ou Villar. » Dans Le Français en Alsace publié en 1985, Gilbert-Lucien Salmon évoque l’ancienne influence linguistique franc-comtoise sur quelques villages germanophones des environs de Courtavon : « ils sont tous situés en domaine germanophone, c’est-à-dire à l’est de la frontière linguistique actuelle et leurs lieux-dits sont germaniques. Toutefois, nombre de leurs habitants ont connu autrefois aussi le patois parlé dans les villages romans voisins ; c’est le cas à Lucelle et à Oberlarg. »
Par ces différents travaux linguistiques de différentes époques, la diffusion de la langue franc-comtoise en Alsace semble assez précise dans l’espace et le temps : une résurgence d’un vieux parler latin entre le Xe siècle et le XVe siècle, favorisé successivement par l’antique présence des Séquanes sur les bords du Rhin, la diffusion du christianisme durant le Haut Moyen Âge, l’influence politique et culturelle de la France comme la constitution des États bourguignons au XIVe siècle. La diffusion de l’allemand et de l’alsacien à l’époque médiévale a ainsi conduit le franc-comtois à reculer à travers le Sundgau en direction du sud-ouest et à s’implanter définitivement sur la ligne du partage des eaux du Rhône et du Rhin, entre les massifs des Vosges et du Jura, tout en fluctuant de quelques kilomètres le long de cette frontière naturelle au fil des conflits et des repeuplements qui ont suivi ; déjà en 1525 durant la guerre des paysans (d’où le fameux Chant du Rosemont, plus ancien texte connu écrit en franc-comtois), et après le guerre de Trente ans (1618-1648). Enfin, les limites territoriales partagées avec la Franche-Comté, la Principauté de Montbéliard et l’Évêché de Bâle, c’est-à-dire l’Ajoie, ont également influencé l’ancrage ancestral de la langue dans le sud de l’Alsace par les échanges agricoles, commerciaux et religieux, le tout influençant les arts et traditions populaires.
Le franc-comtois sur cette limite naturelle suivra ainsi l’histoire mouvementée de l’Alsace – territoire du Saint-Empire Romain Germanique – annexée une première fois par la France en 1648, réintégrée à l’Empire allemand en 1871 et reconcédée à la France après la défaite de l’Allemagne en 1918. Cette dernière la réintégrera de nouveau à son Troisième Reich en 1940, avant que la France ait le dernier mot en 1945. C’est d’ailleurs durant la Seconde Guerre Mondiale que l’administration allemande distribuera aux familles des communes alsaciennes comtophones un livre de propagande au service du pangermanisme : Wir sprechen Deutsch. Ein Hilfsburch für die Patois-Bevölkerung im Elsaβ (Nous parlons allemand. Un ouvrage de référence pour la population patoise en Alsace). La préface du livre bilingue allemand/français commence ainsi : Vous parlez un patois bien différent de la langue allemande. Et pourtant vos aïeux ont parlé allemand comme nous autres Alsaciens. Le but était clair, faire de ces familles non-germanophones de vraies familles allemandes ! Cependant, la France, dans sa recherche de l’idéal républicain par le centralisme, n’a guère fait mieux en terme de législation des droits linguistiques…
Ainsi, après tant de conflits, de changements de nationalité, mais aussi d’évolutions sociétales, l’usage du franc-comtois en Alsace diminuera fortement au cours du XXe siècle. En 1970, 15% de la population des trois Montreux (Montreux-Jeune et Montreux-Vieux en Alsace, Montreux-Château en Franche-Comté) parlait encore franc-comtois. En 2002, un reportage de France 3 Alsace diffusé en alsacien faisait état de la langue franc-comtoise dans le Sundgau et la conclusion était alors peu encourageante : « Mais que l’on ne s’y méprenne pas, son avenir n’est pas glorieux, le patois roman est pratiquée par les gens d’un certain âge, ce qui le conduit tout droit à sa perte. »
Parmi ces gens d’un certain âge, René Pierre, membre actif et emblématique de la section associative dédiée au franc-comtois à travers l’AEP (Association d’Éducation Populaire) de Valdieu-Lutran. Cette section éditera ainsi une revue nommée Le Nové S’raye (Le Nouveau Soleil) dont le quarantième numéro est sorti en 2011. Un article des DNA daté du 25 février 2013 faisait encore référence à une « lôvraie » (soirée) dédiée à la langue franc-comtoise à la Maison Peronne de Montreux-Jeune. Ensuite, les activités de la section déclinèrent ; en 2014, L’Alsace titre « Le chant du cygne des patoisants du Sundgau », et finalement s’arrêtèrent faute de membres puisqu’en 2017, disparaissaient à quelques mois d’intervalle René Pierre et son épouse Marie-Jeanne. Cette dernière, née à Thann sous le patronyme Anderhueber, sera gracieusement qualifiée de « militante du patois roman » par les DNA. Et c’est vrai ! C’est en partie grâce à elle et à son mari, avec l’appui du premier adjoint Philippe Heinis, que Montreux-Jeune était devenue en 2014 la seule des 12 communes comtophones d’Alsace à adopter une signalisation bilingue complète français/franc-comtois. Chaque personne pénétrant dans le village pouvait dès lors admirer un panneau d’entrée d’agglomération affichant Montreux-Jeune/Djuene-Métrue ou une plaque de rue indiquant Rue de l’Église/Vie di Môtie. Mais, quelques kilomètres plus au nord, la commune de Saint-Cosme, bien qu’historiquement comtophone, préféra installer une signalisation bilingue français/alsacien.
Encore aujourd’hui donc, la frontière linguistique bouge et, comme dans l’ensemble de la comtophonie, l’attachement à la langue décline inexorablement. En témoignent les onze lettres adressées en 2020 par votre chroniqueur aux communes alsaciennes comtophones pour le développement de la signalisation bilingue (à l’exception de Montreux-Jeune, déjà équipée), toutes restées sans réponse. Et des réponses, la frauduleuse et très contestée Région Grand Est n’a pas dû en recevoir non plus concernant le franc-comtois pour son appel à projet 2025 intitulé « Soutien à la création en langues régionales ». Le dispositif proposait pourtant jusqu’à 5000€ d’aide pour les initiatives les plus innovantes et originales de la part des esprits créatifs bilingues ou trilingues ayant leurs adresses en Champagne, en Lorraine, et bien sûr en Alsace où le dialecte alsacien tire encore son épingle du jeu malgré tout dans ce genre d’exercice.
Mais au-delà de la pratique, la mémoire de la langue demeure. Ainsi, l’Office pour la Langue et les Cultures d’Alsace-Moselle (OLCA) a édité une carte où le franc-comtois est bien présent au sud de l’Alsace. Même l’Écomusée d’Alsace d’Ungersheim, grand site d’expérimentation du bilinguisme, n’a pas oublié le frainc-comtou dans sa signalétique. Cependant, à cause d’une faute d’orthographe présente sur la plaque de rue indiquant la « Coué de lai Fouergde » au lieu de « Coué de lai Fouerdge » (Cour de la Forge), cette dernière est aujourd’hui gardée dans les réserves du musée. Enfin, l’Atlas sonore des langues régionales du CNRS propose à l’écoute un enregistrement en franc-comtois de Courtavon lu par Jean Babé, un des derniers alsaciens comtophones. C’est à lui que nous devons aussi cette anecdote symbolisant parfaitement l’originalité de l’Alsace comtophone :
« Tainte, poquoi que les dgens a tchaiplat dyïnt béte féroce et çoli des côps et pe des côps ». Elle ne comprend pe, et pe tot d’ïn côp èlle se bote è rire en me diant : « Bougre d’aine, ç’ât pe béte féroce que les dgens dyïnt, mains Bitte für uns et çoli veut dire Prayie po nos en allemand ». Ç’ât c’ment çoli qu’i è aivu mai premiere yesson d’allemand. Çoli ç’ât péssè en 1942 dains mon vellaidge de Cotchavon. Traduction : « Tante, pourquoi que les gens au chapelet disaient bête féroce et cela des fois et des fois ? » Elle ne comprend pas, puis tout à coup elle se met à rire pour me dire « bougre d’âne, ce n’était pas bête féroce que disaient les gens, mais Bitte für uns, ce qui veut dire Priez pour nous en allemand. » C’est comme ça que j’ai eu ma première leçon d’allemand. Cela s’est passé en 1942 dans mon village de Courtavon.
Illustration d’en-tête : Plaque d’entrée de ville bilingue français/franc-comtois, pour la commune de Montreux-Jeune.