Vivre le coup d’État au Chili avec Francisco Daniels Rojas : « Ils ne m’ont pas tué car j’ai eu de la chance »

Loin du Chili, son pays natal, Francisco Daniels Rojas a accepté de raconter son histoire en commençant par un retour en arrière de plus de 52 ans. Des origines de son engagement, au coup d’État de Pinochet en 1973, jusqu’à son exil vers la France, son pays d’adoption, puis sa vie à Besançon… Voici la première partie de ce récit, pour notre portrait du mois.

« Aujourd’hui, cela fait 52 ans que le coup d’État au Chili a eu lieu ». Le 11 septembre est un jour particulier, dans la mémoire de Francisco Daniels Rojas. Comme le militant vient de le rappeler, il y a cinq décennies, Augusto Pinochet arrive au pouvoir par un coup d’État qui allait bouleverser l’histoire du Chili, mais aussi son destin personnel. Une échéance singulière à ses yeux où les mots, façonnant son témoignage, demeurent, encore aujourd’hui, un étrange concours de circonstances. Coïncidence : l’entretien accordé au Ch’ni par ce militant de 71 ans a eu lieu pile à la date anniversaire.

Après avoir commandé un café sans sucre, il vient s’assoir à la table pour livrer son histoire. Tout naturellement, celle-ci commence en septembre 1973. Il est alors âgé de tout juste 19 ans.  « Ce jour-là, j’étais au Chili. Avec mes camarades, j’assistais à un cours de formation politique. Nous étions arrivés aux alentours du 9 septembre à Santiago, quelques jours plus tôt », raconte-il. À l’époque, Francisco ne s’attend pas à ce qu’un coup d’État se produise… En tous cas, pas aussi tôt : « On ne s’attendait pas à ce que le coup d’État ait lieu le 11 septembre 1973 », témoigne-t-il. Face à un tsunami politique, on se réveille groggy. Mais pour le jeune Francisco et ses camarades, le temps de la surprise laisse très vite place à la volonté d’agir. « Nous nous sommes préparés […] nous voulions aller défendre le président Allende », poursuit-il.

Pour comprendre le niveau d’effervescence et de détermination dans lequel se trouvait le jeune Francisco à ce moment-là, il faut peut-être rappeler ici quelques éléments de contexte historique. Le mardi 11 septembre 1973, le gouvernement démocratiquement élu du président socialiste Salvador Allende est renversé par un coup d’État militaire. Un coup perpétré par des commandants en chef chiliens issus des armées, ainsi que par le chef de la police, le tout dirigé par le général d’armée Augusto Pinochet sous l’égide des États-Unis. Au Chili, le contexte d’alors est explosif. Avant le coup d’État, la crise politique, sociale et économique est à son comble. Le jour-même de l’évènement, le président Salvador Allende finit par se suicider lors du siège du palais de la Moneda de Santiago. Commence alors une dictature qui ne s’achèvera qu’en 1990, soit 17 ans plus tard.

La Une du journal Fortin Mapocho du 6 octobre 1988, au lendemain d’un référendum historique lors duquel 56% des votant·es se sont prononcé·es contre la prolongation au pouvoir de la dictature militaire du général Augusto Pinochet (1915-2006) jusqu’en 1997. Archive personnelle de Francisco Daniels Rojas.

Retour au comptoir, au cœur de la boucle bisontine, avec Francisco. Il parcourt sa mémoire dans un autre lieu et dans un autre temps et conte ce jour précis où la ville de Santiago, la capitale chilienne, était en ébullition. « C’était angoissant car le président Allende avait appelé à ne pas faire de résistance car il pensait que cela allait être un massacre », narre-t-il avec une précision troublante, un sens du détail presque millimétré. Pour le jeune Francisco et pour ses camarades socialistes, ce jour-là, il n’est plus temps d’agir mais de suivre les instructions : « Nous avions reçu comme consignes de trouver refuge dans une maison de sécurité des amis du Parti [socialiste chilien, NDLR] », se souvient-il. Mais, loin du lieu de ralliement, lui et ses camarades doivent voler une voiture à une automobiliste : « C’est ce que je regrette le plus dans cette histoire. Nous avons volé une voiture Citroën à une femme. Nous en avions vraiment besoin mais j’ai toujours regretté ce geste », confesse-t-il. À leur arrivé à la maison de sécurité des amis du Parti, le groupe de Francisco est refoulé.

Salvador Allende à l’Université de Guadalajara (Mexique), lors de son discours historique du 2 décembre 1972. Photo prise d’une vidéo.

Obligé de faire demi-tour à pied, il pénètre dans un hôtel où il reste plusieurs jours, à l’abri. « Le propriétaire de l’hôtel nous a protégés. Par deux fois, il a raconté aux militaires que nous étions des touristes, qu’il nous connaissait, qu’il n’avait aucun problème avec nous », se rappelle Francisco. Après un temps de réflexion, il tourne son regard vers l’un des murs de l’établissement. Puis, il revient à la conversation : « Cet homme, je pense qu’il nous a sauvé la vie », continue-t-il. Aujourd’hui maintenant, il se demande ce qui explique un tel geste.

Francisco Daniels Rojas lors de l’entretien qu’il a accordé au Ch’ni, le 11 septembre 2025, au Bar Jurassien, à Besançon.

La torture, la prison et l’exil

Ce n’est que huit jours plus tard, le 19 septembre, que le jeune Francisco et ses amis quittent l’hôtel où ils ont trouvé refuge. Leur objectif, alors, est de retourner chez eux, à la campagne, loin de Santiago. « Nous étions cinq ou six dans un bus », précise Francisco Daniels Rojas. À partir de ce moment et pour la première fois, depuis le début de l’entretien, les souvenirs semblent fléchir… Le 11 septembre 1973, jour du coup d’État, s’éloigne peu à peu. Que restera-t-il alors ?

Retour au Chili, une fois rentrés dans leur village, certains des camarades de Francisco découvrent qu’il ont été appelés par l’armée. Le Francisco d’aujourd’hui raconte alors la discussion qu’il a eue avec eux, aux alentours du 22 septembre : « Je leur ai dit de ne pas y aller car c’était dangereux […] Ils se sont rendus le 1er octobre. Le 14 du même mois, ils ont été fusillés ». 

Photo des camarades de classe de Francisco lorsqu’il au lycée de Antofagasta. C’est dans ce même lycée que Francisco fut arrêté. Son professeur de l’époque, Cora Navarrete Bravo, lui a envoyé lorsqu’il était en prison, complété d’un message de tous ses camarades. Archive personnelle de Francisco Daniels Rojas.

Pinochet étend son pouvoir en envoyant des délégations militaires un peu partout sur le territoire chilien. Des sections de l’armée appelées « La Caravana de la muerte » [La caravane de la mort, NDLR]. Il s’agit de groupes militaires à qui Pinochet a donné des pouvoirs spéciaux. « Quand ils arrivaient dans une région, c’était eux les chefs et personne ne pouvait leur résister », indique Francisco Daniels Rojas. « Ils ont tué beaucoup de gens. Ils ont fusillé beaucoup de personnes », détaille-t-il avec une émotion de plus en plus transparente, bien qu’il fut jusque là pudique. Après un silence lourd, il ajoute : « Je vais arrêter d’en parler parce que c’est difficile pour moi ». 

Une semaine après la tragédie subie par ses compagnons de fortune, le jeune homme est arrêté, à son tour. « C’était terrible », se souvient-t-il. Il est ensuite torturé. Une séquence dont il ne sortira jamais vraiment indemne, ni moralement, ni physiquement. Électrisé notamment au niveau de l’oreille gauche, il garde jusqu’à aujourd’hui un handicap à vie. Le 12 décembre 1973, il est jugé de manière expéditive par un conseil de guerre. Condamné à dix ans de prison dans les geôles chiliennes pour trahison, il passe deux années de son existence derrière les barreaux. Un temps où le jeune homme ne cesse de se demander pourquoi, lui, a survécu, et pas les autres : « Ils ne m’ont pas tué car j’ai eu de la chance », conclut-il aujourd’hui.

Après avoir été emprisonné deux ans, Francisco Daniels Rojas monte les marches de la rampe d’embarquement de l’avion qui va l’emmener jusqu’en France. Archive personnelle de Francisco Daniels Rojas.

Le 24 septembre 1975, Francisco Daniels Rojas est sur le point de connaître un nouveau chapitre de sa vie. Il est exilé, après deux ans de prison, vers la France… Plus déterminé que jamais à lutter contre ses oppresseurs, en mettant, cette fois, un océan de distance entre eux et lui.

Illustration d’en-tête : Francisco Daniels Rojas le 11 septembre 2025, place du Jura à Besançon, place qu’il affectivement particulièrement et où il aime y passer du temps. Antoine Mermet.