Face aux « maraudes sauvages » sur les réseaux sociaux, une analyse humaine
Réagissant à notre article du 15 août dernier, une lectrice nous a adressé une analyse pour la « chronique du Lobby ». L’occasion de livrer son point de vue sur les « maraudes sauvages » orchestrées sur les réseaux sociaux, qui ont fait leur apparition à Besançon.
Moi c’est Elsa, j’ai 26 ans et je vis à Besançon depuis bientôt huit ans. Je ne vais pas m’éterniser sur ma présentation, car ce n’est pas le sujet de cet article. Ce que je peux ajouter, c’est que je suis éducatrice spécialisée. J’ai exercé dans différents domaines : le handicap, la protection de l’enfance, et la réinsertion sociale. Si aujourd’hui je décide de prendre la parole, ce n’est pas parce que je suis éducatrice spécialisée et que je détiendrais un savoir supérieur sur les questions sociales ou sociétales. Ce n’est pas une posture d’experte. Mais, à travers mon parcours professionnel, j’ai été confrontée à de nombreuses situations, j’ai échangé avec des personnes directement concernées, et j’ai appris énormément d’elles. Ces expériences m’ont fait grandir et m’ont profondément questionnée.
Pourquoi prendre la parole aujourd’hui ? Je m’exprime ici en tant qu’Elsa, en tant que citoyenne, éducatrice spécialisée, et femme engagée. Ce qui m’a poussée à écrire, c’est la découverte récente, avec une grande stupéfaction, d’un article dans « L’Est Républicain » consacré à un compte sur les réseaux sociaux appelé « 1Repas1Sourire ». Ce compte filme des personnes sans domicile fixe dans les rues de Besançon, en leur proposant à manger, le tout diffusé publiquement.
Ces vidéos soulèvent de graves questions éthiques. Où est le respect de la dignité humaine, lorsque des personnes en grande précarité sont filmées dans l’espace public ? Souvent sans réel consentement libre et éclairé. Puis pour être exposées sur les réseaux sociaux. Sont-elles réellement en capacité de dire « non » à une caméra, lorsqu’on leur tend un repas ou une aide ponctuelle ? Qu’est-ce que la solidarité, au fond ? Jusqu’où peut-on aller au nom du « bien » ?
Je n’ai pas toutes les réponses, et c’est bien pour cela que j’écris aujourd’hui. En tant que simple citoyenne, j’ai envie qu’on réfléchisse ensemble à comment rendre ce monde plus juste, plus humain, plus respectueux. Certains diront sûrement : « Ça ne changera rien ». Mais si ce texte peut faire réfléchir, ouvrir un dialogue, faire naître une discussion autour d’un verre entre ami·es bisontin·es, alors il aura déjà accompli quelque chose.
Je ne suis pas là pour accabler ce compte. Mon intention est plutôt d’utiliser cet exemple pour ouvrir une réflexion sur des questions de fond, des questions de société. Prendre la parole en 2025, ce n’est pas simple. Ce sujet est lourd, sensible, et je ne suis pas la plus sereine en écrivant ces lignes. Mais j’ai eu beaucoup de réactions, de proches ou non, qui montrent que ces questions nous touchent toutes et tous.
On pense beaucoup, mais on n’ose pas toujours s’exprimer. Pourquoi ? Par peur du regard des autres ? De mal dire ? De ne pas utiliser les « bons mots » ? Aujourd’hui, j’aimerais co-construire avec vous cette réflexion. Mes pensées ne sont pas figées ; elles sont ouvertes, imparfaites, mais sincères.
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Monétiser la misère humaine.
Ce compte m’a amenée à me poser énormément de questions. Bien sûr, je ne pourrai pas toutes les traiter ici, mais j’aimerais faire ressortir celles qui me paraissent les plus importantes. D’abord, en tant que Bisontine, j’ai été particulièrement choquée. Ces vidéos montrent des personnes qui vivent dans ma ville, dans les rues que je fréquente, dans les quartiers que je connais. Je me suis sentie directement concernée, touchée, interpellée. Puis, en creusant un peu, je me suis aperçue que ce compte n’était pas un cas isolé. D’autres comptes similaires existent dans plusieurs villes, et ce type de contenu devient presque une « tendance » sur les réseaux sociaux.
Le « poverty porn », ou « porno de la pauvreté », désigne une manière de représenter la misère de façon stéréotypée, souvent pour susciter l’émotion, la pitié ou inciter aux dons. Cette pratique est fréquente dans certaines campagnes humanitaires, reportages ou contenus en ligne, où l’on montre des images choquantes de personnes en détresse, notamment des enfants pauvres, sans réel contexte ni respect de leur dignité. Le « poverty porn » est critiqué pour ses effets déshumanisants : il réduit les individus à leur souffrance, renforce des clichés négatifs sur certains pays ou communautés.
La question qui me hante depuis : comment peut-on monétiser la misère humaine ? Si on prend du recul : le geste en soi — donner à manger à quelqu’un — est un acte humain, de solidarité. Mais pourquoi le filmer. Pourquoi le diffuser ? Pourquoi chercher à en tirer des vues, des likes, peut-être même de l’argent ? Est-ce qu’un acte de générosité a besoin d’être mis en scène pour exister ?
J’ai souvent entendu cette phrase : « Se retrouver sans domicile fixe, ça peut arriver à tout le monde. » Ce ne sont pas des mots que j’ai inventés : ce sont des paroles que m’ont confiées des personnes qui ont connu la rue. Et je suis d’accord avec elles. Toutes les personnes que j’ai rencontrées dans mon parcours professionnel sont des personnes comme toi, comme moi, comme nous toustes. Elles avaient un logement, une famille, un travail, une vie « normale ». Et du jour au lendemain, tout peut basculer : plus de toit, plus de ressources, parfois plus de lien social, plus rien…
Alors, lorsqu’une personne arrive avec une caméra, présente son compte, et propose de la filmer en échange d’un repas… Bien sûr, ce n’est pas dit comme ça. Mais c’est ce qui se joue. Il y a une forme implicite de troc : « Je te donne à manger, mais tu me donnes ton image ». Et c’est là que ça devient profondément problématique. L’humain est capable de manipulation, même sans le vouloir. Et c’est là tout le paradoxe. Comment un geste de générosité peut-il devenir un outil de mise en scène ? Où est la limite entre l’aide sincère et la quête de reconnaissance personnelle ? Pourquoi ressentons-nous le besoin de prouver nos « bonnes actions » ?
Ce genre de contenu montre aussi autre chose : une hiérarchie sociale implicite. Les personnes filmées sont assises, dans l’attente. Et celui ou celle qui donne est debout, dominant la scène, tenant la caméra. Cette posture n’est pas neutre. Elle reflète notre société : si tu n’es pas « dans la norme », si tu ne corresponds pas aux critères de performance ou d’apparence, tu es en bas. Et là encore, on catégorise. On te case.
On dit « les SDF », comme s’il s’agissait d’une identité fixe. Comme si c’était une catégorie à part, un groupe homogène. Comme si ces personnes n’étaient définies que par leur situation de rue. Ce mot, « SDF », est devenu une étiquette, presque un costume que l’on colle aux gens pour les désigner rapidement. Mais on oublie trop souvent que derrière ce mot, il y a des individus, des parcours, des histoires, des accidents de vie.
Et moi la première, je le reconnais : je mets aussi les gens dans des cases. Dans ce que j’ai écrit plus haut, je l’ai fait sans même m’en rendre compte. Et je me mets moi-même dans des cases aussi. Parce qu’on a besoin, parfois, de repères, de mots pour comprendre, pour organiser le monde autour de nous. Mais sans nuance, sans recul, ces cases deviennent des prisons. Des murs invisibles entre les un·es et les autres. Si je devais illustrer ma pensée, je dirais que la vie devrait ressembler à un jeu de l’oie : on avance, on recule, on tombe sur des imprévus, on passe par des étapes communes à tous, sans savoir qui arrivera au bout en premier. Un parcours fait de hasards, de chances, d’obstacles et non de cases figées.
Et pourtant, si tout le monde se ressemblait, si on vivait dans un monde où rien ne dépasse, ce serait terriblement triste. On se réveillera toujours avec des désaccords, des combats, des sentiments d’injustice. Et c’est aussi ça qui fait notre humanité.
C’est justement parce que je ne suis pas en accord avec certaines pratiques, comme filmer des personnes vulnérables pour en faire du contenu, que je prends la parole aujourd’hui. Je tenais à le dire clairement. Je sais que ce que je dis peut sembler idéaliste, peut-être même naïf, mais dans le fond, je rêve d’un monde où l’entraide se fait par amour, par humanité, et non pour l’argent, les vues, la reconnaissance ou la notoriété.
Pose-toi cette question : Si demain tu te retrouvais à la rue, est-ce que tu aimerais être filmé·e ? Exposé·e sur les réseaux sociaux pendant qu’on te tend un sandwich ?
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Une réflexion sociétale
Ce que je veux dire ici, c’est que cette question dépasse même la société des adultes. Elle touche aussi les jeunes, les ados, les enfants, celleux qui grandissent avec les réseaux comme miroir du monde.
Imaginons un·e adolescent·e qui voit ces vidéos sur TikTok ou Instagram. Iel a déjà grandi avec cette idée qu’il ne faut surtout pas finir comme « elleux », qu’il faut bien travailler à l’école pour éviter « la rue », qu’un·e SDF est forcément alcoolique, drogué·e, dangereux·se. Ce sont des idées reçues qu’on entend encore trop souvent dans certaines familles, à l’école, ou dans les médias.
Dans une de ces vidéos, on voit un homme très connu à Besançon, que je ne citerai pas par respect. Nous le voyons cracher sur le réalisateur du compte. Cette scène, sortie de son contexte, est vue des milliers de fois. Et le·a jeune, dans son lit, qui tombe là-dessus ? Iel ne voit qu’une chose : une personne sans abri qui « agresse ». Iel n’a pas les clés pour comprendre. Et demain, dans la rue, si cette même personne lui dit bonjour, iel ne répondra pas. Iel aura peur. Iel détournera les yeux.
Et si ses parents, ses profs, ou ses proches n’ont pas les mots pour l’accompagner dans cette réflexion ? S’il n’y a pas de dialogue ? Alors iel grandira avec ces peurs, ces stéréotypes, cette distance. Et iel les reproduira. Sans le vouloir, iel contribuera ellui aussi à mettre les gens dans des cases. Et ainsi, le clivage continue. Le fossé se creuse. Et la haine, parfois, naît de là : de l’incompréhension, de la peur de l’autre, de l’absence d’échange.
Ce que je dis là peut sembler aller loin. Mais pour moi, ce n’est pas seulement une question sociétale. C’est une question de vie. Et les questions de vie sont les plus complexes… Mais devraient aussi être les plus simples.
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Conclusion.
Je n’ai sûrement apporté aucune réponse définitive, mais si j’ai pu faire naître une réflexion en toi, alors c’est déjà une victoire. Car chaque action, même minime, a un impact. Ce que je dénonce ici, ce ne sont pas des personnes, mais des pratiques. Des pratiques qui consistent à exposer la détresse humaine, souvent sans véritable consentement, sous prétexte d’aider, mais dans un but bien plus discutable : attirer des vues, des likes, et parfois même… De l’argent. Oui, certain·es finissent par monétiser la misère. Profiter de la vulnérabilité d’autrui pour en tirer un bénéfice personnel. Et ça, c’est profondément dérangeant.
Une vidéo publiée aujourd’hui peut rester en ligne toute une vie. Et cette personne, qu’en sera-t-il d’elle dans 10 ans ? Peut-être que sa situation aura changé. Mais son image, sa détresse, son visage… Resteront visibles, figés, partagés. La dignité humaine ne devrait jamais être le prix à payer pour qu’un geste de solidarité devienne « viral ».
Ce que j’ai compris au fil de mon parcours, c’est que chaque acte compte. Que nous sommes toustes lié·es, et que notre manière d’agir envers « l’autre » dit quelque chose de notre humanité. Alors demandons-nous : est-ce vraiment ça, la vie ? Une quête de likes, de vues, de reconnaissance numérique ? Je ne le crois pas, et je peux même l’affirmer : la vraie solidarité n’a pas besoin d’être filmée pour exister.
Je rêve, peut-être naïvement, d’un monde où la solidarité serait silencieuse mais puissante, discrète mais réelle. Un monde où l’on arrêterait de se mettre dans des cases, de vouloir être meilleur que l’autre. Mais je vois aussi des signes d’espoir : notre société évolue, les mentalités bougent, et la jeunesse se bat pour que les différences soient mieux acceptées.
Aujourd’hui, à 26 ans, j’ai enfin trouvé la force de prendre la parole. Et si ce texte t’a fait réfléchir, si tu en discutes avec quelqu’un, alors il aura rempli son rôle. Ouvrir un débat, c’est déjà commencer à faire changer les choses.
Alors n’hésite pas à le partager. Pas pour moi. Mais pour celles et ceux qui n’ont pas encore pu, su, ou osé parler.
Elsa Gros.
Illustration d’en-tête : Un galérien, à Besançon, en 2019, ayant trouvé refuge dans l’office d’une banque où apparaît, en contre-plan, sa publicité de l’époque.
