Mais d’où vient le mot « ch’ni » ?
Il est le mot star du français régional de Franche-Comté et le nom du média bisontin indépendant qui vous propose cette information ; le Ch’ni est donc célébré dans cette vingtième comtoiserie qui, certes, n’est pas le premier article dédié à l’origine du mot, mais il est peut-être celui qui a retrouvé ses traces les plus lointaines dans l’espace et le temps !
Le mention la plus ancienne de notre mot semble donc être de 1753 à Besançon, dans « Essay d’un dictionnaire Comtois-François » par Marie-Marguerite Brun, née Maison-Forte. Classé dans « les mots qui ne font pas françois », sa définition (dont la graphie de l’époque est respectée) est la suivante : « Chenit : Les ordures, les balayeures d’un appartement. »
Le mot apparaît ensuite à plusieurs reprises au XIXe siècle sous différentes formes, à travers plusieurs ouvrages. En 1870, la Société d’Émulation du Jura mentionne le cheni comme étant une balayure, et l’étymologie du mot est dite venir du latin cinis, la cendre. En 1876, dans son Glossaire du patois de Montbéliard, Charles Contejean évoque le mot tcheni dont la définition est « poussière qu’on enlève en balayant les appartements ; balayure, ordure » avec pour étymologie le mot français chenil. En 1899, Auguste Vautherin, dans son Glossaire du patois de Châtenois, cite tcheni, dont la définition est « balayure, fétu de paille, etc., ordure légère, troublant la pureté d’un liquide, de l’œil, ou la propreté du plancher, etc » ; l’étymologie partagée est la même que Charles Contejean, celle du chenil, qui signifie logement de chien et petit local sale.
Par l’influence du franc-comtois, le mot est aussi utilisé en arpitan. Il est mentionné par Joseph Tissot aux Fourgs en 1865 : « Tch’ni, s.m. , balayures » ; puis au Vaudioux par Joseph Thevenin en 1898 : « Tcheni, s.m. Balayure. Débris. Poussière ». Au début du XXe siècle, en 1910, le mot tchni est présent dans les notes de Joseph Bobillier sur le dialecte du Saugeais.
Notre mot est ensuite répertorié plusieurs décennies plus tard par deux grandes figures franc-comtoises : déjà par Jean Garneret en 1959, dans son livre « Un village comtois : Lantennes, ses coutumes, son patois », qui cite lou ch’ni comme étant une poussière ; puis par Colette Dondaine dans son « Trésor étymologique des mots de la Franche-Comté » qui mentionne les formes Chni, Tchni, Chné, Chnin, comme étant des balayures et les fait venir du latin canis, le chien, à l’origine du mot chenil.
Mais la compréhension de notre mot ch’ni serait bien incomplète si son usage extérieur à la Franche-Comté n’était pas évoqué, et c’est un usage plutôt large, puisqu’il s’étend jusqu’en Belgique ! Ainsi, dès 1839, le dictionnaire Wallon-Français de Laurent Remacle mentionne les formes chni, chinil ou chinis qui désignent saletés, ordures, balayures, malpropretés. Notre mot est aussi employé sous différentes formes dans tout l’est de la France. En Bourgogne, la forme cheni est attestée en 1850 à Chalon-sur-Saône, où un certain M. Millot, bibliothécaire de la ville, propose comme étymologie le latin cinis, la cendre. Puis les formes chenil, chnit, chenit sont mentionnées en 1889 à Dijon par Paul Cunisset-Carnot, qui fait venir lui aussi l’étymologie de notre mot de l’habitation des chiens, tout en lui cherchant une autre origine : le latin canicae, le son de froment, ou les objets en poussières comme du son. En Champagne, la forme chenit est répertoriée en 1850 dans l’ouvrage « Recherches sur l’histoire du langage et des patois de Champagne », puis les formes cheni et chenin sont mentionnée en 1885 dans le département de l’Aube par Alphonse Baudouin, dans son « Glossaire du patois de la forêt de Clairvaux ». En Lorraine, le mot est en usage vers Raon-l’Étape. En Savoie, le cheni est répertorié à Mégevette, en Faucigny. Ces deux dernières mentions sont d’Auguste Vautherin en 1896.

Au XXe siècle, son usage se maintient de façon plus sporadique, notamment en Bourgogne où, en 1932, Émile Violet, dans son « Patois de Clessé en Mâconnais », évoque le cheni comme étant miette, balayure, poussière ; et dans les pays de Savoie où, en 1982, Jean-Paule Brussons, dans son livre « Les gens, les mots, les choses : un village Haut-Savoyard en 1900 » cite le mot chni et le désigne comme un tas de vieilleries, un désordre.
Au XXIe siècle, toujours en dehors de la Franche-Comté, l’usage du mot se maintient en Bourgogne. Il est présent en 2002 sous les formes cheni, chenis, ch’ni, chni, chenil dans « Le patois de Chailly-sur-Armançon (Côte-d’Or)» par Martine Arens Benabdelmalek, et en 2004 dans le « Dictionnaire étymologique et ethnologique des parlers brionnais » par Mario Rossi, où il définit le ch’ni comme une balayure, tout en écrivant que le mot est « très répandu dans le département [de la Saône-et-Loire], en Morvan et en Bourgogne, il fait désormais partie du français régional ». Il se maintient aussi en Wallonie, où le mot tchinisse semble s’être imposé dans le vocabulaire de la langue wallonne pour désigner un débri, une ordure, mais aussi dans un sens plus large, un vacarme. Enfin, non évoquée jusque-là, la Suisse connaît parfaitement l’usage du mot dans ses cantons romands. En 2011, Alain Rey, dans son « Dictionnaire historique de la langue française », écrit : « En Suisse et dans les régions de France qui en sont proches, du cheni désigne les balayures, les ordures ménagères (pelle à cheni, jeter au cheni) ». Le mot cheni est même présenté par la ville de Genève sur son site internet, où il est désigné comme étant à la fois un tas de poussières, mais aussi un désordre, une situation embrouillée ou mauvaise ! Et, preuve de son fort ancrage en Suisse, citons également que Chenit est le nom d’un village de la vallée de Joux, dans le Canton de Vaud.
Étymologiquement, l’origine du mot ch’ni par le latin canis, le chien, qui a donné le mot français chenil, semble aujourd’hui l’emporter sur les autres, dont le latin cinis, la cendre, et par extension l’italien ceneri ; le latin canicae, le son de froment ; l’allemand schnee, la neige. La confusion entre le chenil et la saleté, peut-être par les balayures formées par l’accumulation des poils du chien et de poussières en tout genre, apparaît même renforcée quand l’on sait qu’en franc-comtois, le chenil s’écrit… Tcheni ! Même orthographe donc que le mot qui désigne les balayures dans cette même langue et qui était déjà orthographié de la même manière au XIXe siècle à Montbéliard et à Belfort.
Géographiquement, la Franche-Comté semble donc être le centre de diffusion du mot ch’ni, de la Belgique à la Suisse en passant par les régions de l’Est de la France et les pays de Savoie. Cette diffusion pourrait avoir eu lieu dès le XVIIe siècle, si l’on considère que le mot chenit mentionné en 1753 était déjà en usage depuis plus de cinquante ans dans les langues de la société franc-comtoise.
Une autre question se pose alors : pourquoi le mot ch’ni est-il devenu un symbole incontournable de l’identité franc-comtoise et pas d’une autre ? Déjà, dans la continuité de son attestation ancienne à Besançon, nous savons, grâce à Auguste Vautherin, que les formes chni et tcheni en usage en français comme en franc-comtois, à Belfort à la fin du XIXe siècle, sont déjà caractéristiques de la Franche-Comté. Si caractéristiques que l’usage du mot en français, en franc-comtois et en arpitan a pu influencer Louis Pergaud en 1912 à l’écrire sous la forme chenit dans « La guerre des Boutons ». Enfin, plusieurs décennies plus tard, le mot semble ensuite passer à la postérité en deux temps : une première fois dans les années 80 avec les spectacles en français régional de la Madeleine Proust, puis une seconde fois dans les années 2000 avec l’émergence des réseaux sociaux et la redécouverte du français de nos régions. Dès lors le ch’ni devient un marqueur de l’affirmation identitaire par son détournement en produits dérivés dont des magnets, des affiches, et bien sûr des pelles à ch’ni en plastique ! Et si notre mot n’est pas propre qu’à la Franche-Comté, c’est ici qu’il a toujours été le plus vivant et qu’il le restera encore longtemps… Aussi longtemps qu’il restera du ch’ni sous les meubles et les lits !
Illustration d’en-tête : Vi..Cult…/cc-by-sa-3.0.
