Ainsi, les décisions au 97 ne sont pas prises par oui ou par non, mais par simple opposition si cela « empêche quelqu’un de dormir ». « La gouvernance du lieu se fait en stigmergie », explique Christine, devant un écran d’ordinateur qui affiche un document collaboratif ouvert sur une liste d’idées. « Nous pratiquons le « une action une trace », de vive voix ou avec le soutien du numérique ».
Qu’est-ce donc, la stigmergie ?
Venu de la biologie et plus particulièrement de l’étude des fourmis, le concept de stigmergie se définit comme un mécanisme de coordination indirecte entre les acteurs. Une fourmi laisse une trace de phéromones qui va pouvoir orienter les actions prochaines d’autres fourmis. Appliquée à des systèmes humains, la stigmergie inspire des modèles d’intelligence collective comme par exemple « Wikipédia ». Ainsi, le projet est conduit par l’idée, plutôt que par une personnalité ou un groupe de personnalités. L’action devient elle-même organisatrice, et cela donne des réalisations étonnantes : de la coordination des bancs de sardines à la murmuration des étourneaux (ces ballets d’oiseaux en vol qui donnent l’impression d’être orchestrés par quelqu’un), jusqu’à la formation d’une sente par le passage de marcheurs. Le chercheur franc-comtois Samuel Chaîneau l’évoquait déjà en 2018 dans un article de « Philosophique », en rappelant son utilisation dans de multiples domaines comme les sciences sociales, biologiques ou robotiques. Au point pour Samuel Chaîneau de s’interroger : « la stigmergie décrit-elle autre chose que ce qui est déjà pensé comme le travail articulé ? »
Avant d’y proposer une réponse : « alors que le travail articulé a lieu dans une relation prospective par rapport à la tâche de travail finale, qu’il la prépare et […] en organise consciemment les conditions de possibilité, la stigmergie est une manière d’agir qui réalise simultanément la tâche de travail et l’organisation de la tâche de travail. C’est en travaillant que le travail s’organise : […] la stigmergie n’implique pas que les acteurs soient co-présents les uns aux autres, ni que chacun adapte son comportement pour transmettre sélectivement l’information qui sera utile à un autre. […] Les acteurs peuvent ainsi être indifférents les uns aux autres, et ne se concentrer que sur leur travail propre ». Partant de la définition, est-ce que la théorie s’applique à la pratique du 97 ?

Des projets mouvants
« Certes, le fait de laisser de l’information aux autres est un mécanisme qu’on pourrait voir comme inné et peu original. Mais ce n’est pas automatique d’agir par la trace », réfléchit Nicolas, un autre résidant du lieu. Lui-même travaille sur des projets informatiques : « Il y a une mauvaise habitude de construire des projets de manière cloisonnée, avec des budgets prévisionnels et des plans rédigés en détail. Or, il faut repartir de l’usage, s’adapter à l’imprévisible et à ce que les autres laissent comme traces. Insister sur la trace, c’est aussi se rappeler qu’on ne peut pas deviner ce que souhaite l’autre, d’où l’importance de demander et de communiquer. Pour laisser vivre les projets de manière mouvante ! ».
Ainsi se construit la vie du 97 rue Battant, ouvert en 2020, où le concept-même de stigmergie semble structurer le devenir du lieu. Jusqu’à peu, pour payer le loyer de plus de 1500 €, sans subvention, le 97 bénéficiait à « 95 % » de la participation d’une seule personne. Après un travail collectif autour de cette problématique, il a été décidé d’ouvrir aux dons, sans prescription de montant, le financement des charges. Et, depuis, l’équipe de « la Pive » y a déposé ses valises à l’automne 2024. Aussi, dans leur sillage, au sein de cet espace renouvelé et « ouvert aux passages et aux migrateurs », les associations des « Shifters » et d’« Open Street Map » viennent de s’y installer.
Les échanges autour du square Bouchot, une occasion pour agir collectivement
L’ouverture donne également sur l’extérieur. « Ces derniers mois, le sujet des nuisances du square Bouchot a été chroniqué par la presse régionale, sous des aspects principalement négatifs. C’est dommage », déplore Christine. « La situation devenait compliquée, et on a eu l’idée d’inviter la Mairie et d’autres acteurs institutionnels à discuter au tiers-lieu ». De cette rencontre, une initiative va naître, pilotée par le géographe Alexandre Moine de l’université Franche-Comté, un spécialiste en système et travail social, qui propose de produire une carte sensible du quartier avec et pour les habitant·e·s. Ce diagnostic par le bas situe les lieux « où l’on se sent bien », les services et les métiers, et amorce un dialogue autour de ces espaces. Il s’agit, encore, d’enregistrer dans le temps et dans l’espace, sans plans préconçus, les traces du ressenti et des possibles pour la vie du quartier.
Jérémie Allette.
Illustration d’en-tête : Façade principale de l’établissement, rue Battant.