17 05 2024 Article Jules Haag 2 Large

Un auto-entrepreneur utilisant gratuitement les salles d’un établissement scolaire public pour son activité professionnelle, ça peut sembler impossible. C’est pourtant ce qu’il s’est passé au lycée Jules Haag à Besançon, pendant au moins cinq ans.


Mercredi 27 mars, journée normale pour une professeure du lycée Jules Haag. Jusqu’à ce qu’elle croise un visage inconnu, dans un espace réservé aux professeur·e·s. Pensant rencontrer un nouveau collègue, elle lance la conversation. Mais au fil des échanges elle s’aperçoit que loin d’être un membre de l’Éducation Nationale, l’individu est là pour donner des cours de soutien de mathématiques à des élèves de l’établissement. Poussant plus loin ses questions, elle apprend qu’il est entièrement rémunéré par les familles, que ses cours ne s’inscrivent pas dans un programme d’aide proposé par l’établissement pour les sportifs et que la situation n’est pas récente. Outrée, elle envoie le soir même un message explicite à l’ensemble des personnels du lycée pour exprimer sa colère et son mécontentement.

La réponse de l’administration est rapide. Les syndicats sont reçus par le chef d’établissement le jour suivant et l’activité de l’auto-entrepreneur, dans l’établissement, est arrêtée le surlendemain après l’envoi d’un mail aux équipes pédagogiques. Dans ce mail interne, le proviseur explique apprendre l’existence de ces cours particuliers « donnés par une personne extérieure “avec le statut d’auto-entrepreneur” (rémunération exclusivement par certaines familles) ». Il précise que le dispositif durait depuis cinq ans « sans convention, ni accord du CA [Conseil d’Administration] ».

Mais des questions subsistent. Qui a donné l’autorisation et les moyens à cette personne de proposer ces cours privés ? Qui était au courant ? Pourquoi n’y avait-il pas de convention ? Y a-t-il d’autres professeur·e·s de soutien qui exercent ainsi à Jules Haag ? Dans d’autres établissements ? Cette situation soulève aussi des questions de sécurité, alors que les protocoles Vigipirate se multiplient dans l’Éducation Nationale pour limiter l’entrée de personnes extérieures aux établissements.

Dans le premier mail envoyé, la professeure rapporte que selon l’individu, l’accord viendrait de l’ancienne équipe de direction. Une information qui nous est confirmée par l’ancien proviseur adjoint, que nous avons contacté. Ce dernier nous explique que l’autorisation d’utiliser des salles dans l’établissement correspondait à un besoin de confort et de sécurité pour les élèves internes concernés. Ces élèves n’ayant pas de domicile à Besançon et pour ne pas « faire les cours dans un café », utiliser le lycée était une solution. Suite à une demande officielle, l’accord formel de l’ancien proviseur et du proviseur adjoint avait été donné, et les cours se déroulaient non loin des bureaux de l’administration, sous contrôle de l’adjoint et de son assistante, qui récupérait chaque fois les clés des salles. Un choix pour lequel le CA n’avait effectivement pas été sollicité.

Cette absence d’information aux instances décisionnaires interroge les professeur·e·s : « Pourquoi pas ouvrir nos portes à Acadomia ? » lance l’une d’elles. La comparaison avec les conditions d’enseignement est rapidement faite, quand on sait que la plupart des classes de l’établissement débordent jusqu’à 35 élèves. « C’est un service privé qui débarque dans un établissement public. Ce n’est pas concevable » tranche une autre professeure, s’offusquant de cette situation. Une activité principale présentée comme lucrative, bien que financée exclusivement par les parents et dont le coût horaire par élève s’éloigne bien de celui touché par les fonctionnaires de l’éducation. L’absence de convention choque aussi, permettant de disposer de locaux sans loyer ni chauffage à payer. « C’est problématique que le lycée soit ouvert comme un moulin de cette façon » avance une dernière.

Besançon, L'ancienne École Nationale D'horlogerie (1)
Aperçu du lycée Jules Haag, à Besançon – Wikipedro/cc-by-sa-4.0.

Interrogé sur la question des conventions, l’ancien adjoint explique que le professeur de soutien « intervenait à la demande des familles, pas de l’établissement » et que malgré son statut d’auto-entrepreneur, « il ne représente pas une entité particulière avec laquelle on peut signer une convention ». Il était alors considéré « comme une personne extérieure qui venait dans l’établissement au même titre que les khôlleurs [NDLR : encadrant d’exercices oraux pour les classes préparatoires] ou d’autres intervenants » dont l’identité est connue et vérifiée. Après la décision du proviseur actuel d’interdire l’usage des locaux, une demande de convention a tout de même été faite par le professeur de soutien et présentée au CA, qui l’a rejetée. Une décision confirmée par l’auto-entrepreneur qui avoue ne pas comprendre la raison du refus après sa demande en bonne et due forme, regrettant l’absence de réponse à sa demande d’explication.

Dans notre échange, il nous explique être un « ancien de l’éducation nationale » et que son travail lui paraît complémentaire de celui des enseignants. Tout en identifiant les tensions possibles entre son activité et celle des professeur·e·s de l’établissement, il craint que cette histoire pénalise les élèves par un changement d’attitude vis-à-vis de ceux et celles identifié·e·s comme faisant appel à lui. Il invoque d’ailleurs à de nombreuses fois l’intérêt des élèves, un intérêt mentionné aussi dans le mail envoyé par l’enseignante. Cet argument scandalise nos sources, qui relèvent le fait que quatre postes de professeur·e·s de mathématiques ont été supprimés en quatre ans dans le lycée. « On ne se comprend pas, il reste persuadé que nous travaillons de façon complémentaire » écrit la professeure ayant découvert la situation. Ces deux témoignages démontrent l’écart de perspective entre ces mondes. « La petite guéguerre du privé contre le public » semble regretter l’auto-entrepreneur.

D’autres professeur·e· ne sont pas non plus étonné·e·s et relèvent le fait que, sans le hasard de la rencontre avec une collègue, la situation aurait pu encore perdurer plusieurs années. « Pour moi ce n’est pas plus honteux que la gabegie des [Centres de Formation d’Apprentis] (CFA) qui brassent du pognon par millions et rapportent des milliers d’euros mensuels aux proviseurs ». Certains enseignant·e·s usent aussi de la possibilité d’être formateurs ou formatrices à titre privé, pour ces mêmes centres de formation. D’autres encore, avec le récent pacte Blanquer, « courent après les remplacements et heures supplémentaires, sans continuité ni réflexion pédagogique ». Un constat ironique, car « parmi ceux qui poussent des cris d’orfraie et pleurent la mort du service public » il y a de ces profs qui profitent, nous avoue un enseignant de l’établissement.

Enfin, que dire de l’aveu d’ignorance du proviseur actuel, qui n’a donné suite à aucune de nos sollicitations ? Car pour qu’une situation perdure après un changement de direction, c’est bien que d’autres responsabilités existaient dans l’ancrage de ce fonctionnement. L’ancien adjoint, qui a exercé un an avec l’actuel proviseur, explique qu’il est possible que « l’information soit complètement passée à côté », mêlée aux autres informations sur des cours de soutien dans les filières sportives. De plus, selon lui, le professeur « venait directement chercher les clés vers l’assistante et lui rendait après son cours », une raison possible de l’ignorance du proviseur, mais il se veut rassurant en soutenant n’avoir jamais eu de problème lié à cette situation pendant qu’il était en poste. Rassuré·e·s, les professeur·e·s ne semblent pas l’être, relevant le fait qu’il n’est pas normal qu’une petite poignée d’individus soient au courant et que personne, parmi les familles et les élèves concerné·e·s, n’en ait parlé. Incompréhension, tabou et méfiance mutuelle semblent planer sur cette histoire, qui soulève à nouveau la question des relations entre public et privé.

Le lycée Jules Haag avait déjà fait parler de lui en début d’année 2024, après qu’un élève est venu dans l’établissement avec une arme à feu. Une situation qui avait heurté les enseignant·e·s, quelques semaines après l’attentat d’Arras qui avait coûté la vie à l’un de leurs collègues. Les promesses du rectorat concernant la sécurité des lieux laissent aujourd’hui songeur, alors que l’on apprend les allées et venues d’une personne extérieure dans la plus complète ignorance des personnels d’encadrement. Les renforcements des protocoles Vigipirate, toujours plus nombreux, ne semblent pas adaptés, alors que les exigences dévolues aux équipes de vie scolaire, en première ligne dans la mise en place de ces protocoles, s’avèrent bien souvent éloignées de la réalité des établissements. L’absence d’information concernant le professeur de soutien montre bien que dans le zèle sécuritaire, il y a, parfois, deux poids deux mesures.